le nouvel
Observateur, Hors-Série avec France Culture, avril/mai 2004
Les
nouveaux penseurs de l'islam
ils
dénoncent l'imposture intégriste, ils concilient l'islam et la modernité
Page 64-65:
L'origine
syro-araméenne du Coran
Un grand nombre d'expressions
réputées obscures du Coran s'éclairent si l'on retraduit certains mots
apparemment arabes a partir du syro-araméen, la langue de culture dominante au
temps du Prophète
par Claude
Gilliot
En quelle langue le Coran a-t-il été écrit? Les
philologues musulmans soutiennent une thèse théologique: l'écriture coranique,
c'est la parole – et même la langue – « inimitable » de Dieu ; les expressions idiomatiques dont
elle est en partie constituée sont pour eux comme autant de preuves de son
excellence, bien plus de sa précellence.
Pour les chercheurs occidentaux, en revanche, même s'ils sont parfois
influencés par la thèse théologique musulmane, les particularités linguistiques
du Livre font problème et entrent mal dans le système de la langue arabe. Afin
de surmonter cette difficulté, plusieurs hypothèses furent proposées, selon
lesquelles l'origine de la langue coranique se trouverait dans un dialecte –
disons plutôt une « koinè
(langue commune) vernaculaire » – de l'Arabie occidentale marqué par
l'influence du syriaque, et donc de l'araméen.
Il faut savoir que l'écriture arabe n'était pas
pourvue initialement des points diacritiques dont sont maintenant marquées
certaines consonnes de son alphabet pour fixer la valeur exacte des signes
consonantiques qui prêtent à confusion. Ainsi, le même ductus (tracé) consonantique
pouvait se lire b, t, th
(interdentale), n
ou î long ; d ou dh
(spirante interdentale) ; t emphatisé ou z emphatisé; ` (fricative laryngale) ou gh (r grasseyé de Paris) ; f ou q (occlusive
glottale), etc. De plus, les voyelles brèves n'étaient pas écrites, et les
longues ne l'étaient pas toujours. L'écriture était figurée par un simple
support consonantique que, le plus souvent, on ne pouvait lire que si I'on
connaissait déjà le texte. Des vingt-huit lettres de I'alphabet arabe, seules
sept ne sont pas ambiguës. Dans les plus anciens fragments du Coran, les
lettres ambiguës constituent plus de la moitie du texte. Le codex othmanien –
ou réputé tel – du Coran n'était pourvu ni des voyelles ni des points diacritiques
sur le ~ace consonantique. Cette lacune fut comblée – plus tard. Dans un
ouvrage intitulé « Sur le Coran primitif- Eléments pour la reconstruction
des hymnes préislamiques chrétiens dans le Coran », Günter Lüling s'attache a démontrer qu'une partie du Coran provient
d'hymnes chrétiens qui circulaient dans un milieu arien avant Muhammad et qui ont été remaniés par
l'intégration de motifs arabes anciens. Les thèses de Lüling furent passées sous silence par la plupart des
islamologues et des arabisants ! L'essentiel de son entreprise repose sur
une méthode intéressante qui consiste à corriger le diacritisme et le vocalisme
de la vulgate coranique en s'appuyant sur des informations extra-coraniques,
comme la poésie préislamique.
Sous le pseudonyme de Christoph Luxenberg,
un autre sémitisant a publié « Lecture syro-araméenne du Coran –
Contribution au déchiffrement de la langue du Coran » ; il prépare
une version française de l'édition allemande. Le syro-araméen étant, au
premiers temps de l'islam, la langue de culture dominante dans toute 1'Asie
occidentale, il considère qu'elle a dû exercer un influence sur les autres
langues de la région qui n'étaient pas encore des langues d'écriture. Nous
ajouterons que La Mecque avait des contacts avec Hira, située dans le sud de
1'Irak actuel et siège épiscopal dès 410. De plus, selon certaines sources
musulmanes, les habitants de Taef et les Qurayshites ont appris l'art d'écrire
des chrétiens de cette ville...
Dans sa tentative d'élucider les passages
linguistiquement controversés du Coran, Luxenberg
opère avec rigueur : consultation d'un dictionnaire arabe classique et d'un
commentaire coranique ancien, afin de vérifier si l'on n'a pas omis de tenir
compte de l'une ou l'autre explication plausible proposée par des exégètes ou
par des philologues musulmans. I1 cherche ensuite à lire sous la structure
arabe un homonyme syro-araméen qui aurait un sens différent mais qui
conviendrait mieux au contexte. Si cela ne se peut faire il procède à un
premier changement des points diacritiques, qui, le cas échéant, auraient été
mal placés par les lecteurs arabes afin de parvenir a une lecture arabe plus
idoine. Si cette démarche n'aboutit toujours pas, il effectue un second
changement des points diacritiques en vue de parvenir éventuellement à une
lecture syro-araméenne, cette fois, plus cohérente. Si toutes ces tentatives
échouent, reste à Luxenberg un
ultime recours : déchiffrer la vraie signification du mot, apparemment arabe
mais incohérent dans son contexte, en le retraduisant en syro-araméen pour
déduire du contenu sémantique de la racine syro-araméenne le sens le mieux
adapte au contexte coranique.
L'auteur parvient ainsi à élucider bon nombre
d'expressions réputées obscures et à propos desquelles personne n'avait encore
levé un coin du voile ! La moisson est abondante, et il conviendra dans
chaque cas d'éprouver le froment qui en est issu ; mais, en de nombreux
endroits, il convainc qu'il y a derrière le vocable ou le passage étudié une
« variante » – disons une « origine » syro-araméenne,
c'est-à-dire syriaque. On se bornera à donner un exemple pour illustrer la
pertinence du travail de l'auteur. Il s'agit de cette crux interpretum qu'est la sourate 108 (dite « Al Kawthar », « l'Abondance »). On y a mis en
romain les vocables qui font problème : « En vérité, Nous t'avons donne 1'Abondance. / Prie donc en l'honneur de ton Seigneur et sacrifie ! / En vérité, celui qui te hait se trouve être le Déshérité »
(traduction de Régis Blachère).
Plusieurs chercheurs occidentaux reconnaissent que cela ne fait pas sens. Les
exégètes musulmans, eux, manifestent leur embarras ; la rime et le sens du
« mystère » aidant, ils y voient pourtant une merveille. Finalement,
la majorité d'entre eux considèrent qu'Al-Kawthar est
le nom d'un fleuve du paradis !
Dans la lecture syro-araméenne de Luxenberg, cela devient: « Nous t'avons donné [la vertu] de la
persévérance ; / Prie donc ton Seigneur et persiste [dans la
prière] ; / Ton adversaire [Satan] est [alors] le vaincu. » A
l'origine de cette courte sourate se trouve une liturgie syriaque, réminiscence
de la Première Epître de saint Pierre
(5, 8-9) d'après le texte de la pshitta
(traduction syriaque de la Bible) et qui est aussi la lecture de l'office des
complies dans le bréviaire romain.
Nous apporterons de l'eau au moulin de Luxenberg. En effet, selon l'un des
scribes des révélations échues à Muhammad;
Zayd Ibn Thabit, le Prophète lui
enjoignit d'apprendre à écrire l'hébreu, l'araméen ou le syriaque. Pourquoi ne
pas penser à un renversement de situation ? I1 aurait déjà su l'araméen avant
la venue de Muhammad à Yathrib (Médine) ! Le théologien mutazilite Al-Balkhi rapporte que plusieurs
spécialistes de la vie du Prophète lui ont affirmé que Zayd Ibn Thabit savait déjà l'une de ces langues avant que Muhammad ne vint à Médine.
Avant de devenir le texte que nous connaissons, le
Coran est passé par des avatars, y compris en amont, par les informateurs de Muhammad, qui, à notre avis, reprennent
de leur actualité après le travail de Christoph
Luxenberg. Depuis quelques années s'affine en nous, à la lecture
critique des sources, l'idée que le Coran est pour partie le fruit d'un travail
collectif.
Afin d'obtenir plus de précisions, on peut
consulter les éditions originales des ouvrages cités : « Die syro-aramäische Lesart des Koran – Ein Beitrag
zur Entschlüsselung der Koransprache », de Christoph
Luxenberg, «Das Arabische
Buch», 2000 (2e édition revue et augmentée, Verlag Schiler, Berlin,
2004) ; « A Challenge to Islam for Reformation
– The Rediscovery and Reliable Reconstruction of a Comprehensive Pre-Islamic Christian Hymnal Hidden in the Koran
under Earliest Islamic Reinterpretations »,
de Günter Lüling (Motilal Banarsidass Publishers, Delhi, 2003 ; 1re édition
allemande : « Über den
Ur-Qur'an – Ansätze zur Rekonstruktion vorislamischer christlicher Strophenlieder im Qur'an ». Erlangen, 1974).
Claude Gilliot est professeur d'études arabes et d'islamologie a
1'Université de Provence. Dernier ouvrage paru : « Exégèse, langue et
théologie en islam – L'exégèse coranique de Tabari » (Vrin, 1990).